Réflexion - Peut-on guérir des blessures de l'histoire ?
Avec le retour d’un débat sur Pétain en France, les blessures de l’histoire reviennent dans l’actualité. Que l’Histoire soit récente ou lointaine, ces blessures laissent une trace dans les sociétés des pays concernés. Peut-on seulement en guérir ? Je me pose la question.
La métaphore médicale semble en effet bien adaptée. Il y a souvent urgence à bien faire à la sortie d’un tel évènement, à ne pas laisser le mal s’incruster à nouveau pour réapparaître. L’oubli ne semble donc pas la solution. Et s’il faut soigner, encore faut-il bien le faire. On peut, par exemple, voir que les deux guerres mondiales furent liées, mais embarquaient aussi avec elles d’autres conflits précédents, comme par exemple la guerre de 1870 pour les français…Et finalement, ce conflit impliquant notre Napoléon III ne prenait-il pas un peu racine dans les guerres napoléoniennes de son aïeul ? etc…
La Question Napoléon
Lors des célébrations de la mort de Napoléon, on a vu ressurgir beaucoup de questions. Il a marqué la France par des victoires militaires, des monuments à sa gloire, des réformes profondes. Mais il fut aussi l’homme de défaites militaires majeures, l’homme qui rétablit l’esclavage, qui créa beaucoup de pauvreté dans cette France post-révolutionnaire, mata des rébellions dans le sang. Oui mais voilà, dans notre vision franco-française, il fut celui qui repoussa loin les frontières de la France, surtout par vassalité, clientélisme et plaçant sa famille et ses amis aux postes clés. Le problème est d’avoir aujourd’hui une vision au delà de la nostalgie de l’empire, de regarder l’ensemble des faits, bons comme mauvais (cf podcast sur ce sujet). La société actuelle et son manichéisme empêche trop souvent la nuance. Ayant été moi-même fasciné par cette période un temps, j’ai goûté beaucoup à cette glorification en ignorant tous les autres éléments. Ils ne faisaient pas partie des livres d’histoire et il fallait juste de la curiosité. Alors pas étonnant ensuite que Napoléon fasse débat. Il y en a même aujourd’hui qui reviennent sur les bénéfices de la révolution par rapport à la monarchie, puisque là aussi la terreur laisse une marque comme la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. A travers la question Napoléon, je vois deux éléments : La vision des guerres au niveau macro et peu au niveau de l’humain et la construction d’un roman national.
Les Blessures des guerres
Et là j’en reviens à Pétain et d’autres. Il y a toujours dans nos rues et avenues, nos places, des noms de victoires militaires, de généraux et maréchaux victorieux. Il y a aussi bien sûr des monuments aux morts. Mais j’ai du mal à voir des héros dans ceux qui sacrifient des vies pour des victoires si éphémères ou à l’importance relative. Je sais que c’est un peu un leitmotiv mais cette première guerre mondiale est encore aussi présente dans ma vision des choses, comme le fut sans doute la guerre de 1870-71 qui poussa à l’exil ma famille. Dans une bataille, il faut fixer des positions, créer du mouvement ailleurs et ceux qui fixent sont souvent des héros sacrifiés. Celui qui décide, colonel, général ou autre, sait qu’il condamne ces hommes. Mais où se situe la victoire dans une bataille qui permettra quelques dizaines voire centaines de mètre d’avancée quand c’est au prix de dizaines ou centaines de milliers d’hommes ? Aussi pour moi, les blessures des guerres, ce sont les morts, les familles qui disparaissent. Je ne peux pas glorifier un général quel qu’il soit en ayant cela à l’esprit, même en considérant qui est l’agressé et l’agresseur.
Aussi pour Pétain, je ne peux oublier les exécutions des mutineries de 1917 suite aux boucheries de son collègue Nivelle (200 000 morts au Chemin des Dames). Il appliqua certes un règlement et améliora aussi quelques traitements des militaires mais permit que l’on condamna des innocents à mort ou à des travaux forcés, et empêcha tout recours en justice par un décret. Le bilan est évidemment faible par rapport à l’ensemble du conflit sur ce point. La réalité sur le “vainqueur de Verdun” est aussi différente du récit qui reste marqué par les années Vichy. Il ne fut qu’un des éléments de la victoire et son pessimisme était patent dans l’état-major. Il a permis aux troupes de souffler après 1917 et avant 1918 et d’être plus opérationnelles sur la phase finale mais c’est bien Foch qui était aux commandes en réalité. La légende Pétain est surtout en opposition à Nivelle qui fut pourtant artisan de victoires avant et après la débâcle de 17. Sur le terrain, les morts continuaient bien pourtant. la victoire doit bien plus à des renforts hors-Europe qu’aux seules stratégies militaires.
Mais voilà qu’intervient l’opinion publique façonnée aussi par la presse et les politiques. La France avait autant besoin de héros qu’avant au sortir de cette guerre. Le soldat inconnu et quelques généraux ont fait l’affaire. Et à l’époque, on n’aurait pas accepté non plus autre chose en France que le traité de Versailles qui précipita l’Europe dans une revanche quelques années plus tard. On a guéri au plus vite les blessures inédites de ce conflit…
Le Roman national
On peut alors parler de roman national dans la construction de l’histoire immédiatement après les évènements ou le fait de n’apprendre que les choses positives et pas le négatif. Quelque part, le roman national est une forme de révisionnisme (même si dans le sens originel, il n’y a rien de péjoratif). Je ne reviendrai pas sur nos ancêtres les Gaulois, sur Clovis, etc…Il y a d’excellents ouvrages dont j’ai parlé par le passé pour cela. Mais plus proche de nous, nous avons vu qu’après une purge violente à la libération, la collaboration a été mise sous le tapis, notamment en ce qui concerne quelques capitaines d’industrie (Louis Renault paiera opportunément pour les autres) qui achetèrent leur brevet de résistant dans les derniers mois.
Le rôle de la Police française a été longtemps tu dans son rôle dans la déportation des juifs. Il n’y a que depuis peu que l’on en parle, avec des nuances plus ou moins importantes. Trop longtemps, la collaboration n’existait pas vraiment et tout était imputé à quelques personnages opportunistes à Vichy. La réalité fut bien plus complexe, trouvant des origines dans des racismes et complotismes plus anciens dans la société française. Forcément, cela fait moins plaisir.
Mais le roman national n’est pas qu’une affaire française. Il joua un rôle dans l’Allemagne de l’entre deux-guerre, certains considérant que l’aristocratie et une partie de la bourgeoisie avait trahi. Le parti d’Hitler s’appuiera évidemment là dessus et sur crise de 1929 et Traité de Versailles pour accéder au pouvoir, s’alliant paradoxalement ensuite avec quelques uns de ceux qu’il critiquait. Il est complexe encore pour l’Allemagne de parler d’un tel sujet, de savoir qui était membre du parti par volonté, suivisme, opportunisme, etc…Les médailles, les morts de cette guerre sont finalement peu évoqués, comme un sujet tabou. Alors pas étonnant qu’on ne parle que peu de l’antisémitisme qui régnait en France au 19ème siècle, des théories hygiénistes puis eugénistes qui s’appuyaient sur des théories raciales chez les plus grands dirigeants ou esprits de notre pays. Darwin lui même était peu clair sur le sujet. On pourrait parler de l’aristocratie anglaise de l’époque et du timing qui permit à la fois à Churchill et George VI d’effacer Chamberlain et Edouard VIII. Les prix Nobel de 1927 paraissaient bien loin à cette époque…(voit-on beaucoup de rues Ferdinand Buisson ? )
Scène des massacres de Scio - Eugène Delacroix (1824)
Guérir par l’oubli ?
Alors doit-on masquer tout cela ou en parler? On accuse souvent le wokisme de vouloir faire disparaître cela. J’observe que c’est bien plus souvent les théoriciens d’extrême-droite qui veulent gommer les traces dans l’histoire ou la réécrire à leur profit. Taire l’histoire n’a jamais guéri, bien au contraire. Comme une plaie, la blessure traitée trop tard ne fera que s’envenimer. Il suffit de regarder ce qu’il en est pour d’autres pays dont l’histoire a été particulièrement marquée. Récemment, nous avons le Rwanda qui doit faire face à un génocide entre deux ethnies. Si le rôle de le France n’a pas été éclairci, un long processus judiciaire a été entamé pour juger les responsables. Au Cambodge, avec une situation similaire durant le régime de Pol Pot (1,7 Millions de morts au minimum), le processus judiciaire a été plus long à se mettre en place. On parle d’une sorte d’amnésie collective qui fait peu parler du sujet dans une société jeune. Même le rôle de l’actuel président autoritaire Hun Sen n’a jamais été clarifié. En Pologne aussi une question demeure peu évoquée, c’est celle du rôle de la population et de l’état durant l’occupation allemande, et notamment le rôle de l’église catholique. On le voit dans les polémiques entre le gouvernement et Israël, la question est loin d’être réglée. En Russie, la période Stalinienne est aussi tabou et Vladimir Poutine a dissout des associations qui s’occupaient de ce travail mémoriel. Et puis, pour les USA, l’histoire est encore plus marquée, entre le massacre des populations indiennes, l’esclavage, les camps de concentration pour les japonais durant la 2nde guerre mondiale, l’agent orange au Vietnam, le McCarthisme… S’il y a un mouvement wokiste, c’est justement parce qu’il n’a pas été fait de procès ou de jugement autour de ces blessures de l’histoire. La résurgence du suprémacisme blanc en est l’illustration. En France, en plus de l’occupation, on peut aussi parler de la guerre d’Algérie et du processus de décolonisation. Il faudrait plus qu’un article pour parler de notre seul pays et de son oubli.
Est-il trop tard ?
Quand rien n’a été fait en temps et en heure, comment guérir de ces blessures mal soignées ? Forcément les avis divergent autant que les situations. C’est par la connaissance mais aussi une part de pardon que l’on arrive à avancer. Par exemple, la rivalité franco-allemande issue de deux guerres mondiales et même plus, a pu devenir du passé par un geste commun et des procès comme celui de Nuremberg. Mais derrière les images d’une rencontre, il y avait bien d’autres problématiques, tant économiques que géo-politiques, qu’il faut aussi comprendre. Nous n’avons pas vu la même chose sur ces autres blessures françaises, sans doute aussi pour protéger certains intérêts financiers à cette époque de reconstruction. Entre l’intérêt mémoriel et l’intérêt économique, le choix est trop souvent vite fait, au détriment de l’intérêt à long terme. Là aussi, il est aisé de juger l’histoire quelques décennies plus tard, beaucoup moins de parler de ces sujets pourtant essentiels pour maintenir une société unie. Car le risque aujourd’hui est de revoir les mêmes erreurs commises que lors de ces terribles périodes de nos histoires. Et là encore, on voit dans de nombreux pays européens la mémoire s’effacer peu à peu pour un retour de l’extrême-droite, plus ou moins déguisée.