Géopolitique - Naiveté ou Modestie
L’évènement déclencheur de cet article permet de le dater. Il s’agit de la “perte” du contrat des sous-marins français avec l’Australie. Cet évènement illustre pour moi une certaine naïveté diplomatique mais paradoxalement la modestie qui caractérise l’industrie française par rapport au reste de l’économie.
L’évènement, pour ceux qui auraient dormi en Septembre 2021, c’est que suite à l’accord AUKUS entre Australie, Etats-Unis et Grande-Bretagne, le contrat passé avec la France pour la fourniture de sous-marins dits conventionnels (propulsion non-nucléaire) a été déchiré. Plus de 50 milliards pour Naval Group qui partent en fumée (restera à négocier l’annulation) et une belle humiliation pour la France, son ministre des affaires étrangères qui, à son passage à la défense, avait largement participé à la négociation. Une camouflet pour Emmanuel Macron qui a boudé le sommet annuel de l’ONU, s’activant en coulisse pour rattraper ce qui pouvait l’être. Même si l’international n’a que peu de place dans la campagne présidentielle 2022, cela met un bémol à la stature de président, surtout que les pays concernés se sont gaussés des enfantillages français. Pourtant à bien regarder ce qu’il se passe depuis quelques mois dans le pacifique, il pouvait y avoir des signes annonciateurs. Je serais étonné si services secrets français ou ambassades n’avaient pas au moins quelques doutes sur ce qui se tramait. La déclassification future des documents dira un jour la vérité. Je ne serai plus là….
source : courrier international/technip
Géostratégie
Car le Pacifique est le théâtre de grandes manœuvres géostratégiques aujourd’hui. Si la France rappelle souvent qu’elle est présente par des territoires dans cette zone, elle pèse très peu économiquement et politiquement. On voit par ailleurs que la Nouvelle-Calédonie attise la convoitise des Chinois, des Japonais pour ses ressources en nickel. Depuis l’année dernière, Australie et Chine s’opposent régulièrement jusqu’à des crises dans les échanges commerciaux. C’est un allié traditionnel des USA et souvent une sorte de tête de pont de sa diplomatie dans la zone. Depuis l’arrivée de Joe Biden à la présidence des USA, la stratégie des USA s’est clarifiée, mais pas réellement modifiée. Le départ d’Afghanistan et la baisse d’activité dans le moyen-orient s’inscrit dans un redéploiement dans la zone pacifique. Il y a évidemment le sujet de Taïwan, le plus chaud avec un impact potentiel considérable sur l’économie mondiale des composants électroniques. Et la France a suivi récemment dans des manœuvres en “Mer de Chine” avec … un sous-marin. Economiquement, le traité transpacifique quitté par Trump reste une épine dans la botte de la Chine, qui tente maintenant de rallier l’ASEAN… Organisme fondé pour contrer la Chine. Et l’ASEAN n’a pas vraiment apprécié cet accord AUKUS dont elle a été tenue à l’écart. Evidemment, la France ne participe guère à tout cela et n’y a pas d’alliés. Les USA viennent de réactiver le “Quad”, regroupement entre USA, Japon, Inde et Australie, au moins de façade.
Il faut se souvenir d’autres affaires qui ont montré les liens étroits entre la diplomatie américaine, l’armement et son industrie. Souvenons nous du rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric. Il y a une affaire étonnante, celle de Frédéric Pieruci. Ce cadre fut arrêté aux USA sous prétexte de corruption passée dans une affaire conclue en dehors du territoire US. Il y avait négociation déjà pour le rachat par GE à l’époque et aussitôt l’accord conclu, aussitôt fut-il libéré même s’il a purgé ensuite une condamnation, Alstom s’étant débarrassé de lui. Plus récemment, il y a l’affaire des avions de combat Suisse et du contrat pour le F35, malgré des garanties plus que flous. Et puis on pourrait citer le revirement sur l’achat de transporteurs Airbus au profit de Boeing. Le combat n’est pas à armes égales lorsque l’on s’appuie sur des soutiens militaires et financiers pour faire pression. Bien plus loin, du temps d’un certain général cité en exemple par des pseudo-historiens à la vue courte, il y eut la crise de Suez et l’opération Mousquetaire qui réunissait France, Grande-Bretagne et Israel contre l’Egypte. Les USA firent pression sur les monnaies pour faire capoter l’opération.
Et lorsque la France joue un jeu tout aussi trouble, cela peut mal se terminer. Il y a l’affaire des rétrocommissions dans les ventes de navires, par exemple. Les Frégates de Taïwan, justement… Les Frégates Mistral à destination de la Russie sont un autre cas d’école où il faudrait le fin mot de l’histoire un jour sur les pressions exercées pour l’annulation du contrat. Les meubles furent sauvés par l’Égypte avec des capitaux du golfe… et un dictateur en remplaça un autre. Si la France joue le jeu de la corruption ou de l’indépendance, elle peut justement s’en mordre les doigts économiquement par des sanctions américaines, même si la fraude a été commise ailleurs. Voire par exemple la sanction contre BNP Paribas.
Cette naïveté et cette absence de capacité à réagir replace finalement la France au rang qu’elle n’a jamais quittée, celui d’une puissance moyenne et pas la super-puissance que la présence au conseil de sécurité des nations unies pourrait faire croire. Il faut alors la replacer au sein d’une Europe qui, elle aussi, n’est pas une super-puissance. Les traités actuels ne permettent pas l’émergence de la Défense, de la Diplomatie comme thèmes gérés par l’Europe. Mêlée à l’OTAN très largement, l’Europe est inféodée aux USA. A cela, il faut ajouter la position des pays ayant une histoire commune et tumultueuse avec la Russie pour comprendre qu’il est difficile de croire à un changement. Économiquement, le monde reste régi par le Dollar et tout pays qui a essayé d’en sortir, même modestement, a vu son sort contrarié (Voir la Libye, le Brésil et l’Argentine lorsqu’ils ont voulu sortir de l’influence US, la Bolivie autour du Lithium…). La Chine a clairement pour objectif de s’imposer comme alternative dans les échanges internationaux. La Russie suit plutôt cette ligne et c’est ce qui crée une opposition plus marquée d’un Biden qui avait déjà montré sous jusqu’au-boutisme dans l’administration Obama, ainsi qu’Hillary Clinton. Le jeu peut s’avérer dangereux pour toute l’Asie.
Le monde vu autrement
C’est donc une nouvelle guerre froide mais qui n’est plus une position idéologique avec la peur du communisme, mais la peur du déclassement de la valeur Dollar. L’Euro n’est qu’une alternative de second rang et ne pèse pas comme valeur neutre. Le partenaire français n’est pas vu aujourd’hui comme fiable car trop “soliste” sans doute dans cette vision manichéenne. Il faut dire que Sarkozy n’avait pas rassuré par ses sautes d’humeur et son projet d’alliance de la Méditerranée. Hollande avait montré l’isolement français dans sa mobilisation au Mali. Macron n’a fait que poursuivre cet isolement entre déclarations à l’emporte-pièce contre l’OTAN, et la gouvernance Européenne qu’il aurait voulu sienne, et propos inadaptés pour Mali et Algérie. Dans les faits, même Modi en Inde se rallie prudemment aux USA tout en ménageant ses autres fournisseurs/partenaires, en attendant d’avoir plus d’indépendance. Economiquement, cette guerre froide n’est pas encore en place, même si on en a vu des prémices avec Huawei et une dirigeante détenue au Canada et réclamée par les USA. On voit la Chine tester militairement Taïwan en représailles au positionnement US. La Chine tend aussi à rallier les “ennemis naturels” des USA (Iran par exemple). Le fait que Biden réunisse le “QUAD” (Inde, Japon, Australie, USA) n’est pas la stratégie la plus pertinente pour la paix et la stabilité, ni même pour le “containment” voulu, se superposant à d’autres organisations existantes et isolant des partenaires importants.
Industrie
Dans un tel paysage, que reste-t-il comme place à l’économie française et son industrie ? Beaucoup a été donné sur l’industrie de l’Armement avec l’ère Le Drian. La France est entre la 3ème et la 5ème place dans les ventes. Il y a donc une intégration très forte de l’armée dans les industriels et sous-traitants. En dehors de cela et de l’industrie du luxe, pas grand chose. Avec l’affaire Alstom, c’est l’exemple du manque de soutien à l’industrie. A l’époque, c’est un certain ministre Macron qui a fait l’inverse de ce que demandait son prédécesseur Montebourg, désavoué par les manigances du conseiller d’alors. Toute la lumière n’a pas été faite là dessus. L’économie de Macron n’est pas celle de l’industrie et de la recherche française. Nous avons pu voir le peu de soutien dans les vaccins alors que des voies crédibles auraient pu être avancées. Il parle plus volontiers transformation numérique, sans forcément bien la comprendre, parle beaucoup commerce et marketing plutôt que R&D. Il est le fruit de son époque en France.
L’orientation de notre système éducatif n’est clairement pas dans le technique et le scientifique. Les salaires sont bien supérieurs pour les filières commerce et marketing que pour nos plus éminents chercheurs qui iront prospérer ailleurs. Outre le classement PISA et celui de nos universités, les faits sont là quand on regarde ce que l’on promotionne. Seule Paris-Saclay est 13ème, 1ère en Mathématiques, 9ème en Physique. La Sorbonne est au delà de la 30ème place. Pour les écoles de commerce, HEC n’est que 19ème sur un des classement, 3ème dans les Exectutive MBA, puis l’INSEAD 9ème et l’ESSEC à la 32ème place, les deux premières ayant des partenariats avec la Chine. Mais on fera de la vente et du marketing de quoi quand on ne créera plus rien ? Certainement pas de produits du “Made In France” si l’érosion se poursuit. Les salaires en face des activités scientifiques et industrielles n’attirent pas (salaire médian de grandes écoles d’ingénieurs et masters à 2700 Euros à comparer aux salaires de 6000 à 8500 Euros pour les meilleures écoles de commerce.), dans un monde où c’est l’argent qui motive d’abord en premier.
Pourtant, il y a de la créativité et des compétences. J’en sais quelque chose lorsque je peux comparer, dans mon propre métier, avec des collègues allemands, italiens, états-uniens ou chinois. Comme dit l’expression, en France on n’a pas de pétrole mais des idées. Et si dans l’Automobile il y a encore du pétrole dans le réservoir, il n’y a plus vraiment d’argent pour la R&D, du moins au niveau nécessaire par rapport à l’enjeu de transformation. On s’aperçoit aujourd’hui que l’on met/mettait de gros moyens en Allemagne et aux USA en terme technique et humain par rapport à la France. Un banc d’essai récent avec 2 ingénieurs pour le faire tourner d’un coté lorsque de l’autre on fait de l’upgrade avec un demi technicien et un tiers d’ingénieur dessus, puisqu’ils gèrent plusieurs bancs. Et je vous passe tous les “bricolages” géniaux que l’on peut faire pour arriver à des résultats équivalents, et parfois meilleurs. L’Automobile est le plus gros dépositaire de brevets en France pour les grandes entreprises.
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Et pourtant, il y a un sentiment de modestie qui prédomine dans la R&D, justement par rapport à des pays à la réputation plus flatteuse comme USA, Allemagne, Japon. La réalité peut surprendre. Une modestie toutefois relative car l’arrogance française n’est jamais loin, notamment par rapport aux pays latins et à la Chine que l’on a tort de voir comme une entité homogène. Les régions n’ont pas toutes les mêmes avantages et inconvénients, ni même la culture industrielle. Il faut remettre à l’échelle comparable. Ainsi dans le secteur automobile peut-on voir des entreprises qui sont plus dans la recopie tandis que d’autres innovent réellement. Comme souvent, on fantasme beaucoup de choses quand on ne connaît pas. Et en sens inverse, la France a encore une image fantasmée, entre le romantisme de Paris, le foot de Zidane, l’industrie du luxe…Et parfois un peu ses voitures, avions, trains. Les choses changent vite, surtout quand le commerce a vendu ce que la R&D a conçu dans des contrats juteux, juste par appât du gain. L’exemple de la Corée du sud par rapport au Japon a bien servi la Chine par exemple. Souvenons nous que Hyundai et Kia ont appris dans les années 70/80 de Mitsubishi, Mazda et GM et qu’aujourd’hui le groupe est bien supérieur à ses modèles. Idem pour Samsung et LG par rapport à Sony, Matsuhita/Panasonic, …
Le potentiel industriel et créatif français et même européen n’a pas les armes politiques que possèdent les “grands” pays pour peser vraiment. J’ai cité l’arme de la monnaie, mais il y a l’arme de la défense et même l’arme culturelle. On parle souvent du soft power et du hard power. Dans les années 80-90, le fameux MITI, ministère de l’industrie japonais, avait aussi cette capacité à être le bras armé de toute l’industrie japonaise. Il y avait de fait une cohérence entre l’action publique et les consortiums privés. C’est aujourd’hui ce qu’il se passe aussi avec les USA, avec la Chine et ses groupes technologiques, repris en main par l’état quand ils étaient privés. Mais en dehors de la défense, de l’énergie (Total, Areva), il y a peu d’exemples similaires. L’Allemagne est très liée à son lobby automobile, de la machine-outil et son lobby de la chimie au niveau européen. C’est un ensemble de spécificités par pays européen mais une concurrence interne qui ne permet pas d’être lisible, d’être visible.
Nouveaux défis
Dans un monde qui se transforme et doit faire face à de nouveaux défis, notamment environnementaux, il va falloir peser politiquement et économiquement pour changer de paradigme. l’accord AUKUS pourrait montrer que l’OTAN et l’Europe ne sont plus compatibles. Mais dans la configuration actuelle des traités européens, il est peu probable de voir émerger une volonté diplomatique européenne. Et de ce fait, l’économie rate une autre voie que celle imposée par ce nouveau bilatéralisme qui s’annonce. Il est aussi peu probable que la Chine ou les USA deviennent des champions de l’écologie, tant leur puissance est liée aux hydrocarbures par exemple. On le voit aussi avec l’Australie et son gouvernement ultra-conservateur. L’inflexion des USA vers le solaire ne peut masquer le recours continuel à une croissance qui n’est plus basée sur l’industrie aujourd’hui (car largement délocalisée) mais sur des leviers financiers et de services. La pénurie des composants qui perturbe des industries en cette année 2021, montre la fragilité de cette stratégie et le besoin de garder le pouvoir sur l’ensemble des chaînes d’approvisionnements….A moins de faire autrement. Et justement pour faire autrement, il faut s’appuyer sur la richesse créative, pas sur le seul commerce.
On pouvait qualifier Trump de court-termiste dans ce monde. Biden a un peu plus d’ampleur en essayant de compenser les points faibles actuels. les USA jouent avec leurs armes traditionnelles, dans un monde façonné encore par eux. La naîveté de l’Europe, enfermée dans ce même modèle, est flagrante. La puissance n’est pas toujours l’addition de petits pouvoirs. La Chine de Xi et même avant lui a déjà déployé une stratégie du moyen-terme en tentant de s’accaparer les ressources essentielles pour demain et élargir la sphère d’influence. Au milieu de tout ça, gesticuler pour quelques sous-marin est une petite anecdote qui fera sourire. On voit même que le Mali n’est plus le vassal de la France qui tente de faire oublier son isolement en Europe et bientôt en Afrique. Au point que la Russie s’en mêle habilement. Au moment où Angela Merkel quitte le pouvoir en Europe, on peut constater que son pragmatisme fut juste de ne pas basculer trop dans un camp en conservant les intérêts de son pays. Et du multipolarisme transitoire, nous sortons avec elle sans trop de dégâts aujourd’hui, mais pas de réelles avancées non plus. Il faudra se souvenir de la position modeste qu’a l’Europe en réalité, ou de la modestie d’une France qui veut faire illusion à la tribune de l’ONU mais reste dans son rang habituel, loin des nouveaux empires qui font face aux anciens.
Bande son : Il n’y a pas que les lits qui brulent