Cinéma - Joker de Todd Phillips (2019)
C’est incontestablement un des grands films de cette année 2019, un film qui est à la fois ancré dans notre réalité tout en étant dans le côté sombre du Batman de DC Comics, sans être exempt de critiques.
La première évidence, c’est qu’il est grand par son interprète, le toujours parfait Joaquin Phoenix qui livre ici une performance juste dans un rôle qui peut vite amener à la surenchère : Il est Arthur Fleck, un handicapé mental dans un Gotham (New York) en pleine crise, qui s’occupe de sa mère malade et survit avec des petits boulots de clown tout en ayant son traitement par le programme social de la ville. Il est humilié, tabassé et se fait finalement virer de son boulot, au moment où la ville coupe les vivres du service psychiatrique social… Toute ressemblance avec la réalité n’est pas forcément fortuite.
Le regard de la cruauté n’est pas où on le pense
Nous assistons à la génèse d’un des meilleurs méchants de l’univers Batman (avec quelques libertés par rapport à la mythologie Batman)…Et comme j’ai toujours été plus DC que Marvel, ça me va bien. Batman a souvent oscillé entre des versions colorées et kitsch et des visions sombres voires glauques. Ici c’est un univers des plus sombres, violent, à l’image de ce que la société états-unienne peut produire dans la réalité dans certaines villes. Si New York a été ce Gotham dans les années 70, aujourd’hui on irait chercher plus au nord-nord-est de ce pays, par exemple. Interdit aux moins de 12 ans, il s’adresse donc à de jeunes adultes.
Grand film car Todd Phillips (Very bad trip…) semble avoir une totale maîtrise de son art. Il est de ces réalisateurs qui n’ont fait que progresser au fil de leur carrière. On y retrouve des scènes très graphiques, un souci du détail, une photographie très maîtrisée d’abord. La mise en scène et le rythme sont aussi à l’avenant de cette histoire qui ne sombre ni dans la critique ni dans la glorification de ce bad guy. DC Comics a souvent des méchants qui sont des victimes de la société (Le Pingouin, Killer Croc, Edward Nygma, Catwoman….)…et il est assez naturel de retrouver un Joker comme catalyseur de la révolte des démunis dans ce Gotham.
On retrouve une “lutte des classes” qui répond à pas mal de mouvements récents ou actuels. Les masque de clown font écho autant aux Anonymous et OccupyWallStreet qu’à des révoltes récentes comme les gilets jaunes français ou même les printemps arabes et qui sait ce qui se passera en Amérique du sud… Mais on peut avoir plusieurs lectures du film. De cette révolte prise de haut par les nantis et les riches, émerge le personnage du Joker, un “fou” donc, porté par la foule. Donald Trump a souvent été vu comme le fou porté par une foule de défavorisé, un gros raccourci qui fait plaisir à beaucoup mais qui est bien simpliste. Ici, nous avons des personnages qui représentent les opportunistes, comme Mr Wayne, le père de Bruce/Batman dépeint plutôt comme un riche qui fait beaucoup de promesses tout en continuant à spéculer et défendant ses employés les plus vils parce qu’appartenant à la “famille” et oubliant le reste des employés plus défavorisés. Il y a Murray (De Niro), le comique de talk show qui trouve opportun de se moquer d’un aspirant comique (en l’occurence le Joker)… Chacun veut sa part de rêve et eux défendent leurs privilèges.
L’aspect politique du film est indéniable et chacun pourra y faire des parallèles avec la réalité, notamment du problème des hopitaux psychiatriques, les délaissés du système de santé. Reste l’aspect moral puisqu’on a de la compassion pour ce Joker, bien aidé par l’interprétation habitée de Joaquin Phoenix. Evidemment, c’est un tueur, un monstre mais c’est aussi le monstre créé par la société (encore que…). Il était celui que l’on piétinait volontiers alors qu’il essayait de s’en sortir. Et à un moment, il crie, il dit stop et on continue de l’ignorer…Ca ne vous rappelle toujours rien ? Hollywood récupère évidemment le truc et fait du profit, c’est vrai. Mais en même temps on ne peut s’empêcher de se rappeler combien nos sociétés occidentales font appel à des médicaments, des anxiolytiques, des drogues jusqu’à ce que ça ne passe plus… Le monde semble sur le point de craquer et ce film en est un reflet.
Enfin, c’est un grand film pour sa bande son, remarquablement mise en musique par Hildur Guðnadóttir, violoncelliste islandaise promise à un grand avenir pour ses partitions. Elle a su souligner parfaitement les moments saisissants, angoissants, ceux où l’on est sur le fil du rasoir, prêt à basculer du bon ou mauvais côté. Car la force du film est justement de nous tenir en haleine sans temps mort, même si on sait que ce Arthur Fleck va devenir … Le Joker. Et cette fois, il n’a aucun besoin d’un Batman pour être mis dans la lumière.