Réflexion - Et si le libre se trompait de combat?
Il y a quelques semaines, Cascador y allait d’un petit billet sur Linux et le Desktop, introduisant l’idée que le combat devrait être ailleurs…Enfin combat, est-ce le bon mot finalement ?
Cela fait un moment que je considère qu’il est utopique de vouloir du logiciel libre partout car en face, il y a des moyens bien plus importants et structurés et surtout des objectifs clairs. Mais ce n’est pas être défaitiste d’admettre cela juste réaliste. Et ça ne veut pas dire surtout qu’il faut tout abandonner à ces requins de la donnée. Dans la vie, il y a beaucoup plus de suiveurs que de créateurs, de guides. Ce qu’il faut comprendre, c’est le pourquoi des choses. Alors pourquoi justement va-t-on dans des solutions qui nous emprisonnent au final ?
Parce que paradoxalement, elles nous rassurent. Le nombre appelle le nombre. Le gratuit inquiète par rapport au payant, sauf si le nombre compense ou que c’est un modèle économique ou une marque installée. D’un côté, on a des marques qui misent sur une aura pour rassurer. Cela a ses limites en terme de prix à payer mais on pourrait revenir sur l’histoire qui a fait de Microsoft ce qu’il est. Entre l’alliance momentanée avec un IBM qui dominait dans le monde pro, des achats opportuns de produits pour tuer les concurrents (Word, Excel étaient des développement extérieurs au début), des choix d’ouverture et quelques copies de solutions concurrentes, l’empire s’est construit peu à peu, même s’il a raté le virage internet et mobile ensuite. Aujourd’hui, la marque Windows rassure toujours sur PC, comme Word et Excel parce que l’on a des habitudes (on a du mal à faire enregistrer sous … format de fichier…. open office). Les couacs sont apparus quand il y a eu changement d’habitudes (Windows 8 n’a pas réussi à vraiment s’imposer par exemple). Pour Apple, la transition entre OS8 et OS10 a été douloureuse aussi, mais misait sur des utilisateurs qui avaient fait un choix élitiste. Linux et le logiciel libre ne peut pas appliquer cela, même s’il y a une frange d’irréductibles qui ne jureront que par ça. Il y a peu d’attachement à une marque, une distribution tout au plus. Il faut de l’argent derrière et c’est là aussi que Google a bâti patiemment sa toile (humour, …toile, internet, oui bon je sors). Du moteur de recherche gratuit et épuré qui tua altavista, il y a eu derrière de la pub, de la donnée puis un gros coup avec Gmail (2004), puis Youtube (2006), eux-même pourvoyeurs de données et publicités. S’assurer une rente financière pour développer sa force de frappe reste le nerf de la guerre. Aujourd’hui c’est l’abonnement à des produits, des services, par exemple. Zuckerberg l’a découvert assez tôt avec ses mentors de l’époque pour orienter Facebook, alors encore banal site pour étudiants ou jeunes embauchés déjà nostalgiques. L’objectif était d’abord de garder l’utilisateur captif puis quand cela a montré des limites, de racheter des produits (Instagram) au fort pouvoir de cash.
Avec tous les exemples précédents, on voit bien que le monde du logiciel libre n’est pas du tout concurrentiel sur cet aspect commercial et financier. Vendre de la liberté et souvent gratuitement, c’est paradoxalement peu vendeur. Faire appel aux dons reste illusoire puisque pour beaucoup libre=gratuit. Et la liberté, c’est anxiogène. L’humain aime avoir des repères, se sentir membre d’une communauté hiérarchisée. Le logiciel libre offre bien la communauté mais manque de cadre, de guide. Ubuntu avait réussi un peu de cela avec une société clairement identifiée, un patron, une idée directrice et avant que ça parte dans le mauvais sens, ça avait créé un ballon d’oxygène. Aujourd’hui, il manque le leader charismatique, l’identification claire d’une marque… et donc le marketing qui suit. Stallman ne l’est pas plus que Thorvald puisque trop clivant, extrémiste, à faire passer un Mélenchon pour un démocrate consensuel. Canonical enchaîne les conneries entre le mobile, le bureau unity, un Gnome mal aimé et… La fondation Mozilla fait de même avec toujours l’espoir du sursaut visionnaire. La liberté est aussi facteur d’anxiété, du moins dans la majorité, mais peut être compensée par la stabilité et le libre a justement oublié totalement ce paramètre. Il n’y a qu’à voir quand on laisse un sujet libre à des enfants pour une rédaction en français et on trouve toujours des copies de sujets déjà vues récemment, au pire des suites de texte mais très peu de sujets originaux alors qu’il s’agit d’enfants peu formatés par la vie. Sans guides, ils restent cois avec un filigrane la peur de mal faire s’ils font autre chose que ce qui était demandé. Il y a bien un peu de formatage là dedans quand même mais c’est surtout l’inconnu qui ne rassure pas.
A-t-on vraiment évolué depuis ça ?
Il en va aussi de notre comportement dans le desktop où nous essayons de retrouver le plus souvent nos marques par rapport à de l’expérience passée. Je le sais parce que j’ai trop de réflexes issus de Windows, MacOS ou BeOS et que je me reconstruis un bureau qui ressemble à un mélange de ces expériences. Peu d’utilisateurs sortent vraiment des sentiers battus et le choix va aller sur du XFCE, du Mate (du Gnome 2 donc), du Gnome 3….J’avoue que mon choix a aussi été guidé par des fonctionnalités que je juge essentielles, et par la possibilité de mon Hardware sinon j’aurais sans doute tenté autre chose mais je reste dans un chemin très balisé par mon inconscient. Je reste persuadé que chaque grosse distribution pourrait être reliée à un type d’environnement, car elles ont quand même des cibles définies : Ubuntu/Gnome aujourd’hui, Mint/Cinnamon, Debian/Mate pour moi parce que XFCE c’est moribond et Gnome déjà pris par les autres :p , ArchLinux un peu à part parce que c’est vraiment pensé cousu main pas forcément desktop, CentOS/KDE, Fedora/Gnome ou bien..? En fait j’aimerai bien avoir des stats du desktop installé sur chaque distrib, ça serait intéressant. Pour quelqu’un qui n’est pas féru d’informatique, cela sera forcément pire, ne serait-ce que pour comprendre ce que je viens d’énoncer, d’où le recours à ce qui est connu dans le monde professionnel. J’obtiens toujours la même réaction lorsque je propose LibreOffice : “Mais les icones, les menus, c’est pas pareil…”. Encore récemment je me surprenais à ne pas retrouver mes marques sur un LibreOffice, formaté que j’étais par mon Office du boulot… et à ne pas retrouver une fonction de ma précédente version d’Office dans celui que j’ai actuellement. Tout le monde oublie le premier et douloureux apprentissage de l’outil qui a été imposé au début. (Frédéric y est aussi allé de son billet pendant que j’écrivais celui là, lire aussi cet article chez Timo )
Aussi, en bataillant pour imposer des solutions libres, on rencontre souvent des murs et ça se transforme très souvent en des appels au secours hebdomadaires au moindre blocage. Déjà que je l’ai avec des collègues et parents sous windows…! Le combat serait-il à faire en amont à éveiller les utilisateurs sur leurs propres possibilités ? Plutôt que donner des solutions à travers des tutoriels, des guides, ne faudrait-il pas revenir aux méthodes, à la logique de ces machines ? C’est une question que je me pose déjà dans ma vie quotidienne, professionnelle ou personnelle et expliquant ce qui se passe derrière. Je suis aujourd’hui confonté à faire progresser mes collègues dans le monde de la métrologie et de la qualité et donc à trouver les notions dont ils auront besoin pour être le plus autonome. Chacun a sa propre manière de penser, ses propres expériences, car ce ne sont pas des enfants que j’ai en face de moi. Pour l’outil informatique, c’est sans doute pareil mais difficile de faire du sur mesure pour une large population aussi bien que pour un groupe de personne que l’on a appris à connaître après des années ou des mois. L’attention est difficile à capter lorsque le sujet ne passionne pas, voir rebute psychologiquement. Il y en a pour qui ce sont les mathématiques, d’autres l’orthographe, et d’autres le simple fait technique. On ne va pas faire de psychanalyse à deux balles pour comprendre mais il faut déjà réussir à passer cet obstacle ou le contourner ce qui demande du … temps. On en revient toujours au temps à passer, ce que l’on a de moins en moins. Pour mon problème pro, je dois trouver une solution à appliquer dans les 6 mois, ce qui revient à trouver déjà la solution dans le mois, le temps de mettre en branle toute la formation, avec l’inertie d’une grosse société et des budgets.
Lorsque je mets une distribution, un logiciel libre à quelqu’un, ai-je vraiment le temps de faire le tour de tout ? Non. Je vois déjà ce qu’il en est du béta test que j’ai eu récemment et de la véritable catastrophe qu’a été le lancement du produit (j’en suis à 1 mois après et c’est la bérézina). Le temps et l’énergie n’ont pas été pris. J’ai moi même été trop optimiste car les développeurs ont cherché le chemin le plus court sans comprendre les conséquences de leurs choix, que j’ai connu trop bien il y a 20 ans. En confiant le bébé à une stagiaire et un utilisateur néophyte, même douée (ce qu’il n’est pas, j’avais déjà pu le constater dans l’ancien logiciel), ça allait dans le mur. Je suis tout seul encore à passer des heures à tester un outil déjà en production et faire des remontées et des propositions de contournement. Entre les erreurs de reprise de données, les erreurs de configuration du logiciel, les problèmes d’ergonomie et ralentissements liés à des choix de configuration, le manque d’homogénéité dans le développement (presque du SAP…), il y a de quoi m’occuper. Installer du libre ou autre chose que l’habitude, c’est comme un bêta-test mais … de la personne qui va l’utiliser. Le combat aujourd’hui se situe finalement au même endroit que pour les autres sociétés comme IBM, Microsoft, Apple : On vend du service, pas un produit. Et derrière ce service, il faut du relationnel, de la confiance.
Désolé de le dire, mais aujourd’hui, le libre, ce n’est pas le parangon de la confiance. Quand on cherche un outil, on ne cherche pas d’abord un outil qui nous laissera “libre”. On va chercher le plus courant, le plus connu, le plus utilisé, le plus stable, à moins d’être vraiment endoctriné. Je me suis amusé à quelques tests sur AlternativeTo, un site qui donne justement des alternatives à des logiciels et applications. Ouf, pour Excel, je trouve LibreOffice Calc, à peine devant l’outil proposé par Google en terme de vote (l’effet chrome OS ? ). En prise de note, par contre, on a Evernote, One note, Google Keep, et Laverna (open source qui est décédé) puis nextcloud … sachant que Keep s’est imposé via Android alors qu’il était inconnu il y a encore peu. Evernote a su s’imposer par sa nouveauté mais maintenant qu’il a de la concurrence, ça devient compliqué malgré une “marque connue”. Le monde de la présentation et du team working est aujourd’hui en train d’évoluer avec de nouveaux acteurs, comme OnlyOffice, Zoho, Slack, Discord. Chacun a amené des éléments nouveaux, du service aussi, une vision plus pragmatique des besoins réels, surtout. Only Office n’est peut être pas libre mais il a pensé à l’adaptation à Nextcloud il y a déjà 2 ans….Et c’est Letton ! Qui sait aujourd’hui situer seulement ce pays sur une carte, ou connaît le budget de cette boîte.
Le combat d’Ares et Athena (Jacques Louis David 1771)
Le combat est aussi dans l’intelligence et la réactivité au monde, ce qui en théorie devrait être la force du logiciel libre par rapport aux mastodontes. OnlyOffice aurait pu être une société du logiciel libre mais pour se développer et être efficace, ils ont aussi compris qu’il fallait s’assurer des rentes. Le problème reste le financement et le don ou le crowdfunding sont une utopie. Pour ce dernier, il faut fournir quelque chose de premium à ceux qui investissent. Si Mozilla croit qu’en donnant des sites d’actualités sans pub à ceux qui payent 5 euros par moi un navigateur, ça suffira, ils croient encore aux bisounours. Et pourtant l’idée n’est pas si éloignée de ce qu’il faut produire. J’étais moi même dubitatif sur CozyCloud il y a 2 ans mais je trouve que le produit décolle vraiment depuis 6 mois avec une stabilité d’interface, une praticité en version web mobile, même si l’application reste problématique et un service globalement de qualité (du bon relationnel, un peu trop de maintenance peut-être ? ). Au point que de la version gratuite, je pense vraiment à passer à du payant, sachant que je vais finir par partir de Flickr qui bogue toujours autant et que ça réunit presque tout ce que je veux (l’agenda me pose encore problème par rapport à Nextcloud). C’est l’exemple type d’une boite qui a su gagner ma confiance dans une activité pourtant très concurrentielle, en travaillant sur le besoin des gens, la simplicité d’usage, la fiabilité. Reste maintenant à avoir un modèle économique qui tienne la route, c’est ce qui m’inquiète le plus….Et il y a encore du chemin en terme d’interface sur les photos (possibilité de sélection multiple), et aucun développement prévu pour l’agenda d’après les contacts que j’ai avec eux. Ils ne veulent pas faire du Nextcloud.
Si je reviens un peu sur les sujets abordés, il y a donc à trouver un modèle économique qui fonctionne, à travailler sur l’image et la confiance, tout en éduquant par tous les moyens les utilisateurs potentiels. Cyrille donne aussi de bonnes pistes sur cet article. En effet, il manque une décision en haut pour motiver le monde et un ecosystème. Si les gens sont au courant de toutes les saletés que leurs font les GAFAM, ils ne trouvent aujourd’hui que peu d’alternatives crédibles pour sortir de leur cage dorée. Chacun est justement libre de faire ce qu’il veut et donc de s’enfermer lui même dans ce qu’il croît le plus sûr. Le libre doit aussi admettre les choix qui lui sont contraires, ou plutôt les comprendre pour les faire sien. En attendant cette petite révolution dans les esprits, il convient de consolider toujours plus les vraies bases, à savoir les réussites passées que sont les distributions mères, les environnements desktop majeurs qui collent à ces distributions, LibreOffice, VLC et Firefox, ce qui ne passe que par de l’innovation dans l’utilisation, … sans le suivisme servile aux modes. Pas sur que l’intégration du Cloud soit par exemple la meilleur solution pour des utilisateurs qui pensent autrement que la masse. (Mais en même temps il serait bon que ces services pensent à l’intégration dans les bureaux Linux). Mais ça, ça fera l’objet d’un autre article.