Réflexion - Digital error
A l’image de la marche forcée vers la voiture électrique qui oublie de repenser le besoin de transport, la numérisation forcée de la vie se base sur une évolution supposée de l’humain : Les générations futures seraient plus douées dans ce domaine…de quoi justifier de sacrifier tous les réfractaires au numérique.
Aujourd’hui, il est difficile de faire sa déclaration d’impôts sans aller sur Internet. Il devient même difficile de prendre rendez-vous avec un médecin sans passer par une plateforme de rendez-vous sur internet. Pour faire ses courses, on prend une “zapette” qui nous trace ou bien on passe soi-même à la caisse avec un terminal numérique. Pour moi qui suis à l’aise avec ces produits, pas de soucis si j’en fais encore le choix….mais j’observe les gens autour de moi et leurs difficultés. Rien qu’un terminal de carte-bleue peut bloquer, avec des tailles et luminosité inadaptées. Le sans-contact apporte la simplicité mais induit des risques, j’y reviendrai. Je vous passe aussi l’inadaptation de ces systèmes aux personnes ayant des handicaps (hauteur d’accès, absence de braille, de sons, …). L’ergonomie est essentielle dans la mise en place de tels produits et malheureusement trop souvent oubliée. On va viser 80% d’une population et oublier les autres.
Mais, comme le développe le chercheur en neuroscience Michel Desmurget dans son livre (…à charge) “La fabrique du crétin digital”, on présuppose que parce que l’on naît avec un système, on se l’approprie plus facilement. Ce qui pousse beaucoup à mettre dans les mains de leurs enfants de 3 ans, des tablettes ou smartphones, par exemple. On présuppose que les deux dernières générations, baptisées pompeusement “Digital Natives” seraient naturellement douées avec l’outil informatique, la vie numérique etc…Il suffit de prendre quelques échantillons de collégiens ou lycéens actuels pour se rendre compte de l’erreur. Je me délecte à chaque fois de faire quelques tests chez les stagiaires de troisième ou de BTS qui passent par chez moi. Le résultat est sans appel : Ils ne savent faire aucune action basique sur un pc, en dehors d’aller sur internet. Ils ne savent pas rechercher correctement, tombant souvent dans les pièges des premiers items publicitaires de google. Ils ont du mal à poser et structurer un problème, à se concentrer. Ils n’ont pas l’impression que leur smartphone est aussi un ordinateur comme celui posé en face d’eux. Pour eux, c’est une distraction, une radio, une télévision, une console, un périphérique pour tchater, un appareil photo… POINT.
Alors, heureusement, les interfaces, les logiciels, ont fait beaucoup de progrès pour faciliter la vie des gens et il est aujourd’hui possible pour mamie d’envoyer une photo par MMS à ses enfants sans trop de problèmes… Il est possible de faire des filtres et transformations d’un clic quand avant c’était une succession d’actions dans un logiciel compliqué sur un gros PC. Je cite volontairement des actions un peu futiles. Derrière cette facilité, l’utilisateur ne sais pas ce qui se passe. Il ne sait pas parfois que sa photo prise par son smartphone se retrouve aussi vite dans son “cloud personnel”, mal protégé par un mot de passe trop simple. Il ne sait pas que laisser le bluetooth allumé parce que ça se connecte plus vite dans la voiture, est un danger. Il ne sait pas au fond ce qui se passe entre l’appui sur le bouton ON et l’affichage des applications sur l’écran. Est-ce que tout le monde sait ce qu’il se passe quand on appui sur Start dans sa voiture, quand on allume sa télévision ? Non, évidemment et pourtant on est né avec aussi. Et bien on présuppose pourtant qu’une nouvelle génération maîtriserait tout ça.
Le risque est important dans cette vie numérique. Piratage, rançonnage numérique, hameçonnage, voilà des termes courants aujourd’hui. On essaye d’y répondre par de multiples codes à apprendre alors que on a déjà du mal à se rappeler du digicode de la belle-mère qu’on va voir chaque mois. Expliquer la mise en place d’un “trousseau de clés” ou d’un coffre-fort pour réunir ses mots de passe, ce n’est pas simple et la plupart des utilisateurs s’en tiennent à un mot de passe unique et pas trop compliqué. J’ai parlé récemment du dossier médical partagé (DMP), fausse bonne idée…et bien c’est tellement protégé qu’il faut un téléphone portable et un PC pour y accéder ce qui ne sera pas à la portée de tout le monde avec les explications fournies. Pourtant ces mots de passe peuvent donner accès à son compte bancaire, ses impôts, des photos compromettantes, des amis etc…Plus on va vers une simplification, plus on introduit de nouveaux risques et plus on fait perdre la maîtrise aux utilisateurs.
J’ai été confronté à ce problème cette année avec des feuilles de calcul qui automatisent des calculs complexes. Je guide l’utilisateur dans le choix des matériels à utiliser pour une manip et ça donne le résultat tout seul une fois qu’on a rempli les cases. Sauf que des fois, ça ne fonctionne pas à cause d’une erreur de saisie ou d’un mauvais branchement et ça, je ne peux pas le prévoir complètement. Il n’y a que l’expérience et la compréhension de ce que l’on fait qui permet de le voir. Mes calculs étant protégés dans la feuille mais pas masqués, j’ai mis des commentaires pour tout expliquer mais ça continue à faire peur à l’utilisateur. Pas à pas, j’améliore au fil des retours, des cas mais je forme aussi en même temps. Ca, ce n’est possible qu’avec un 3 ou 4 personnes, pas une population plus large. L’automatisme c’est bien, mais ça s’accompagne.
Je peste encore très souvent sur des sites Web mal fichus. Avec la mise en place du RGPD, qui devrait être une amélioration, c’est devenu une catastrophe, surtout sur mobile. Et encore, en utilisateur avancé, j’essaie toujours avec mes 2 navigateurs (Firefox et Opera….et même le Chrome natif d’Android). Je trouve qu’il y a des baffes qui se perdent chez les ouebdisaïgneur. Alors imaginez le même cas chez des utilisateurs moins experts, qui n’essaieront pas de basculer en mode “ordinateur”, qui utilisent une tablette avec la vieille version de chrome car plus de mise à jour (du vécu…). On se retrouve bien souvent avec des blocages de ce genre. J’ai eu le cas sur des sites plus officiels comme des caisses de retraite et là c’est bien plus problématique qu’un site de commerce qui peut être remplacé. Plus récemment, j’ai eu le problème sur MyPeopleDoc, dont j’avais déjà parlé. Un collègue pensait qu’il avait perdu ses feuilles de paye alors que c’était le tri et l’affichage qui posaient problème. On en revient à l’ergonomie et parfois même à des choix de couleurs, de police. Le gris sur fond blanc n’est peut être pas fatiguant mais il n’est aussi pas lisible par tout le monde quand on règle sa luminosité au minimum (personnes photosensibles). En plus c’est parfois interprété comme zone non active parce que là aussi il y a des habitudes à prendre en compte..
Vous ne verrez pas d’oeuvre de ce monsieur…parce qu’il n’est pas mort et que ça ne se numérise pas. Maisbil y a une expo
Il y a 20 ans, on riait de Chirac qui découvrait le mulot mais aujourd’hui on ne sait plus tenir un stylo. Dans 10 ans de tactile, saura-t-on ce qu’est une souris, d’ailleurs ? Ce n’est qu’une interface, finalement mais ce qui est plus inquiétant c’est cette fracture toujours nette entre ceux qui comprennent ce qu’ils ont entre les mains et les autres. On sait peut-être jouer à Fortnite sans comprendre ce que la machine qui le fait tourner peut faire elle-même. Le numérique est d’ailleurs beaucoup lié au commerce, au jeu et à la distraction. A travers ce monde numérique rêvé, on donne l’image d’un monde de loisirs plutôt que de travail, et encore moins un monde où la nature a sa place. On reste sur l’image du geek (le terme n’est pas adapté…) enfermé chez lui, hyperconnecté et maîtrisant sa machine avec dextérité. Et en même temps on imagine un être hypersocial par les réseaux sociaux, les applications de rencontre, alors que justement cela crée le contraire, jusqu’à la relation humaine kleenex magnifiée par ces sites de “dating”. C’est un monde de futilité qui est en construction, à rebours de ce qu’il se passe au niveau environnemental.
Car là aussi, l’impact environnemental du numérique est sous-estimé. On prévoit de 25 à 50% des dépenses énergétiques dans l’activité numérique, que ce soit le transfert de données, le stockage, etc…Et cette cloudisation comme on dit pose problème en terme de sécurité, confidentialité, sans même parler des ralentissements. Pour avoir expérimenté la sous-traitance à Microsoft de cette activité autrefois interne à ma boite, je peux témoigner de la complexité de la chose dans une grosse population d’utilisateurs. Si la sauvegarde paraît mieux sécurisée, son accès est mal pris en compte avec des outils dans tous les sens et des confusions possibles entre sauvegardes locales, distantes et système d’archivage. Et même la sauvegarde est vue comme un danger vis à vis des piratages, espionnage industriel et même justice étrangère. On a vu récemment Ericsson condamné à 1 milliard de dollars d’amende aux USA pour des corruptions passées dans d’autres pays. Le message s’en trouve totalement brouillé au niveau de l’utilisateur qui doit garder de quoi travailler, réparer un produit qui durera x années mais pas trop. Et que se passera-t-il si un jour l’énergie est coupée ? Oups, on le sait déjà dans des pays qui n’ont pas notre chance.
Si je reconnais beaucoup de bienfaits au numérique, j’ai aujourd’hui une vision réfléchie de la chose avec des limites. Pour vous donner un autre exemple, il y a 15 ans que je réalise des enquêtes de satisfaction sur les services que l’on réalise, en interne. Cela fait partie de normes, etc…je ne vais pas détailler ici. J’ai pratiqué à peu près toutes les variantes pour cela, du questionnaire word/excel au formulaire web sur différentes plateformes pour en revenir récemment au ….bulletin papier. La réflexion que j’ai eu était par rapport au taux de réponse qui dégringolait même en faisant à minima. Il fallait tenir compte des sollicitations déjà nombreuses d’autres services, des sollicitations personnelles, professionnelles qui font que cela est vu comme inutile. En effet, la plupart des enquêtes ne donnent pas lieu à la diffusion du résultat aux sondés. Ou sinon, ils ne voient pas de progrès après. Je dois me battre justement chaque année pour avoir une synthèse de plan d’action diffuable ensuite. Le papier avec un contact humain avant a donné de bien meilleurs résultats.
Derrière le numérique il y a aussi l’idée que ça coûte moins cher, que ça prend moins de place que du papier, que c’est plus rapide. Quand c’est bien fait, c’est une réalité. Prenons un exemple du réel : Passer à la caisse d’un supermarché. Le.code ne passe pas sur le lecteur. Est-ce qu’il est lisible ? On recommence. Toujours pas. Le code n’a pas été correctement saisi. On fait appel à la caisse centrale et quelqu’un va en rayon vérifier le prix. Il revient, utilise un mot de passe sous forme de carte pour permettre de saisir directement le prix. Ensuite, il faut qu’il y ait mise à jour mais là, il n’a pas l’accès. Souvent ce n’est pas fait parce qu’on considère que ça arrive peu souvent. Et puis j’ai l’exemple de mon primeur où il n’y a pas de jolis dessins représentant tous les fruits et légumes sur sa caisse. Il connaît tous les codes et le nouve.au.lle caissier.e doit apprendre ces codes. Au final, c’est très rapide aussi mais il y a une phase de formation importante. Dans l’un des cas on a voulu simplifier à l’extrême dans le but aussi de gagner de la masse salariale à terme, supprimer la case caissier.e.
Mais sans pour autant croire à une théorie du complot, le numérique permet certes de crétiniser, mais aussi surveiller. Aujourd’hui, on sait tout de vos actions sur internet. On sait aussi potentiellement où vous êtes dans votre voiture avec les dernières générations (système d’alerte automatique, voiture connectée). On sait vous repérer avec votre smartphone (GPS, triangulation réseau…). On connaît votre cheminement dans un magasin, les produits que vous achetez. On connaît tout de vos dépenses et entrées d’argent . On connaît vos amis…Bref, il est assez aisé de construire votre profil si on a accès à ces données. C’est juste une question de volonté d’un gouvernement, volonté qui peut être aidée par une quelconque menace terroriste, par exemple, ou bien sous le prétexte du “bon comportement” comme c’est le cas en Chine pour conserver l’unité nationale. De crétiniser, on peut passer à surveiller puis asservir si on n’y prend pas garde. On a déjà vendu notre liberté pour du confort, sur l’autel du progrès.
Quel paradoxe finalement que j’écrive cela sur un outil numérique, que je le diffuse sur une plateforme qui représente aussi toute notre dérive incontrôlée ! Sans doute parce que je ne crois pas en un retour en arrière ou une décroissance sans numérique. J’essaie de croire en l’utopie d’un apprentissage de ces outils, en des utilisateurs qui comprennent ce qu’ils ont entre les mains. Mais c’est oublier toutes les inventions humaines des siècles passés et leurs dérives néfastes. A force d’insister sur le sujet, ça finira peut-être par passer ? J’espère que le rendez-vous ne sera pas manqué.